Entretien avec un mannequin de cire
- Sarah Eleiwa
- 30 mai 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 avr. 2023
« Votre mère vous rappelait sans cesse qu’il fallait sourire. Même si la vie paraissait difficile, vous n’avez jamais cessé de sourire. Et des décennies après, vous voilà dans cette vitrine de l’avenue des Gobelins à Paris, un grand sourire aux lèvres. C’est pour elle ce sourire. Pas pour votre mère non, mais pour Isabelle, n’est-ce pas ?

Vous êtes mannequin de cire depuis le 14 février 1919. Vos journées se résument à exposer aux yeux du tout Paris les collections du maitre tailleur. Veste, gant, chapeau, votre style est bien celui de l’époque. Quant à ce sourire aux dents apparentes, très bien apparentes même, il ne laisse pas indifférent ! La cire vous a donné votre forme, vos cheveux ont été implantés mèche par mèche avec la minutie du joaillier, puis la main de l’artiste peintre a dessiné au noir le contour de vos yeux de verre, avant d’ajouter la pièce manquante à ce sourire, le dentier dit « des rieuses », celui qui vous définit tant, si vrai, si étrange... Pour une raison qui nous échappe encore, vous reprenez vie à la nuit tombée dans ce corps qui répond à vos mouvements. Enfin, pas tout votre corps, il y a cette partie qui ne bouge pas, c’est ce visage et ce sourire. Je tiens à vous le dire, j’ai toujours eu peur des mannequins, des statues et des poupées qui vous sourient dans la nuit, posées en haut d’une étagère, à vous rompre le sommeil. On essaye de se rassurer, en se disant qu’elles ne sont que ce qu’elles sont censées être.
C’est donc lorsque marchent rêves et cauchemars vers leurs proies, cachées derrière les barricades haussmanniennes, si somptueuses et si fragiles, que vous vous échappez de la boutique. Vous êtes à la recherche d’Isabelle mais vous ne la retrouvez pas, encore une fois.
Et pourtant, chaque nuit, vous empruntez le même satané chemin ; vous commencez par rejoindre la Seine, descendez sur le quai, marchez quelques mètres et d’un coup d’un seul, vous vous stoppez d’un arrêt net et précis, comme si vous ne pouviez aller au-delà de ce mur invisible. Vous ne savez plus très bien pourquoi il vous faut vous arrêter. Vous tournez la tête et fixez l’eau scintillante de mille feux jaunes. Vous vous dites que Paris n’aura jamais plus besoin du jour pour être éclairé. Après quoi, vous repartez rejoindre votre vitrine.
Au fond, vous savez. Vous savez mais vous avez oublié. Oublié qu’Isabelle est morte. Oublié que ce grand sourire qui ne quitte plus votre visage est la dernière image que vous lui avez laissée, figée dans la temporalité d’un souvenir commun. Ce sourire en est la trace, façonné par les cendres d’une âme meurtrie. Un souvenir noyé dans la Seine, que seule la flamme incandescente des lampadaires fait raviver chaque soir, chaque nuit. Vous êtes coincé dans ce moment, à l’intérieur de ce corps inanimé, derrière ce grand sourire.
— Vous esquissez là madame un portrait assez mystérieux et énigmatique je dois dire. Vos lecteurs en sont-ils amusés ? Laissez-moi griffonner cette esquisse et condescendance du XXI -ème siècle, qui donne les pleins pouvoirs au résumer et maltraite le savoir des choses. Mais vous avez raison sur un fait, depuis maintenant plus d’un siècle, je m’éveille avec la nuit et me fige aux premiers rayons, où je deviens comme une de ces statues de marbre qui règnent dans les jardins du château de Versailles. Avez-vous déjà croisé leur regard ? Chaque année, comme pour annoncer la douceur prochaine des nuits d’été, je les retrouve sur des estampes ; une foule observe l’embrasement du ciel, entourés de fontaines et statues majestueuses. Quelle joie de voir que ces jardins flamboient de mille feux les soirs d’été. Si seulement je pouvais être « coincé » dans ce spectacle. En Chine, ils utilisaient les feux d’artifice pour éloigner les mauvais esprits et les malédictions. Ha ! Ce sourire en est une de malédiction. Affreux sourire ! Il me hante et hante celui ou celle qui le regarde. Je rêve chaque nuit de pouvoir laisser ces yeux se refermer et ces lèvres se rejoindre dans un silence éternel. On me disait enfant de me méfier des choses qui se réveillent la nuit. L’ironie du sort a voulu faire de moi une de ces choses. Ahah ! Paris ne sera jamais rassasiée de gens comme vous et moi, voués à devenir ce que nous avons fui pour la rejoindre.
— … Et vous êtes devenu ceci : un mannequin de cire. Du coup, en vous écoutant, j’imagine que vous avez déjà réfléchi à ce qui s’est passé cette nuit de février 1919 et dans quel…
— … Ce qui s’est produit cette nuit-là est de l’ordre de la croyance. Je crois que je suis en vie, tout autant que vous. Voyez-vous madame, tous les soirs, comme guidé par cette même énergie qui nous anime, je quitte ma vitrine et empoigne la poignée, priant pour qu’elle ne me refuse pas la sortie. J’arpente chaque soir les mêmes rues, les mêmes virages, et pourtant, rien ne se ressemble, il y a ces visages, ceux de toujours ou ceux d’une nuit. L’agitation est palpable. Le trottoir est bondé, fumigé au tabac et à la boisson de soif. Il m’arrive d’effleurer leurs corps ou de les bousculer malencontreusement ; et lorsque je me heurte à l’un d’eux, que nos épaules s’entrechoquent, il se retourne ; pointe son regard sur moi, parfois beugle et parfois devient méfiant envers moi mais surtout envers lui. Vous qui craignez les choses figées dans l’ombre à vous rompre le sommeil, vous pouvez assez comprendre qu’un sourire figé comme le mien s’avère difficile à dissimuler, si ce n’est à oublier.
Je le quitte avec un sentiment étrange, un secret qui se dissipera. Je continue de marcher, je suis l’ombre qui les observe derrière les vitrines de la rue. Qu’ils soient attablés autour d’un repas ou de simples buveurs, tous se prennent au jeu de la discussion mais plus encore, ils sourient. Il y a des sourires nostalgiques, de bienséances ou d’abnégation, mais je me délecte uniquement devant ceux qui s’enfoncent dans la chair d’un visage jusqu’à la pupille de l’œil. Ceux qui persistent. C’est un spectacle magnifique.
Avant que ma présence ne se perçoit dans le reflet de la vitre, je quitte l’effervescence de cette rue pour une autre, là où le bruit de mes pas peut à nouveau se faire entendre. Les autres ne sont plus qu’un bruit au loin. Je marche, encore et encore, j’entends maintenant une musique qui resonne de plus en plus. Ma curiosité m’emmène vers ces notes de guitare, là, derrière cette autre vitrine qui fait l’angle d’une impasse.
Une troupe chante devant des corps en mouvement. Ils me rappellent les roseaux des bords de Loire, vous voyez, avec la tête et le corps qui oscillent au gré du vent. Ici, les corps se basculent timidement, les pieds tapotent le sol, sous une lumière bleu électrique, un bleu bien plus clair que le ciel de mes nuits. Je suis emporté par la musique et le chant, mais je ne peux jamais m’étendre indéfiniment, et c’est vers mon chemin que mon regard se tourne, celui que je dois suivre car que se passerait-il si je dérivais de ma destination ?
Plus je m’enfonce dans la nuit, plus la ville se resserre autour de moi. Parfois il me semble que l’on m’observe et je me surprends à sursauter devant ces collages de femmes. Celles aux robes de cotons blancs qui peuplent les murs de votre siècle. Je peux vous dire qu’elles n’ont rien de votre époque, elles sont mortes ! Et mortes depuis bien longtemps. Aucun sourire ne les anime, juste des mots. Elles me demandent de les protéger. Peut-être voudraient-elles renaitre comme j’ai pu le faire ? Mais je dois me rendre là-bas, au bord de la Seine et de ses lumières. C’est là-bas que nous avions l’habitude de nous balader avec Isabelle. On était si heureux ! C’est là-bas que nous, que nous…
— Oui… ? Que vous quoi ? … Vous êtes toujours là ?... Eh oh ? …
— Je disais ?
— Vous me parliez d’Isabelle, ça vous revient ?
— Isabelle, oui… Certaines nuits, je me souviens. Parfois tard dans la nuit, je croise une femme et je me souviens ; « Isabelle » me dis-je ! C’est elle ! Je m’avance vers cette femme qui me regarde maintenant d’un air effrayé. C’est comme si elle voyait la mort sur mon visage. Ce sourire devient alors un cauchemar éveillé, le mien… Ce n’est pas Isabelle qui est face à moi. La tristesse laisse très vite place à la colère, tandis que mes deux mains habillées de cuir s’agrippent autour de son coude toutes leurs forces. Dois-je la tuer pour que mon sourire s’efface ? Alors que je lui ôte son souffle, j’ose me plonger dans la Seine de ses yeux encore éclairés de vie et c’est à cet instant que je la revois, face à moi, rejouer.
— Qui ? Isabelle ?
— Non, pas Isabelle, je revois l’histoire. Celle d’un souvenir qui se répète, là où le passé rencontre le présent. Je me souviens alors de cette nuit, du pas lourd sur le pavé, du vent frais de janvier qui vous pétrifie le visage, du ciel noir, des bougies étincelantes de la ville et du silence.
Ma chère Isabelle… Je me souviens alors de ton dernier regard, je me souviens de la fine mais immense vapeur chaude émaner de ton dernier souffle, embrassant mon visage dans un nuage d’air blanc. Je le sens encore, l’empreinte du baiser qui s’abandonne sur mon visage, et laisse son impression encore palpable. Dans ce tourbillon d’effroi et en même temps si plein, juste plein, j’ai… souri.
— La nuit du 14 février 1919, Isabelle a été retrouvé dans la Seine. Il a été confirmé qu’elle est morte par strangulation avant d’être jetée à l’eau.
Ne vous a-t-on pas aussi dit de vous méfier des êtres qui se complaisent dans leurs rêves ? Qu’avez-vous fui si ce n’est la réalité ? Peut-être celle d’une toute autre histoire, qui raconte qu’Isabelle est devenue malgré elle la vedette de votre idylle, dont vous seul aviez consenti. Un rêve conscient tissé par des désirs secrets, retenu par la vitrine de votre magasin, là où Isabelle venait se faire confectionner des habits.
J’ai tendance à croire que tôt ou tard, la nature rejette les crimes de l’homme, les révèlent à la surface de sa peau, sans aucune pitié. Mais il arrive aussi qu’elle rejette avec eux, les derniers vœux de leurs victimes. La plupart d’entre elles demande à rester auprès de leur proche ou de leur maison. Mais pas Isabelle. Lorsque la Mort s’est penchée sur elle pour l’embrasser, elle a fait le vœu de toute autre chose.
Après quoi, l’homme que vous étiez, disparu, pour se réincarner dans ce corps de mannequin, voué à échapper à la Mort jusqu’à ce qu’elle s’arrête sur vous le moment venu, et vienne vous chuchoter à l’oreille ce qui a été dit auparavant.
Encore aujourd’hui, une vitrine vous sépare du reste du monde et vous reflète à présent, non plus vos espérances vaines, mais l’image d’un homme qui n’a que pour reste, un sourire de mort. ».
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